Le parlementaire wallon Bernard Wesphael a été privé de liberté et incarcéré ce vendredi sur décision d'un juge d'instruction de Gand. Le député, élu sur les listes du parti ECOLO, est soupçonné du meurtre de son épouse, Véronique Pirotton.
Or, la Constitution belge protège expressément les parlementaires de toute immixtion du pouvoir judiciaire dans l'exercice du pouvoir législatif et, à ce titre, leur octroie une immunité:
Article 59 : Sauf le cas de flagrant délit, aucun membre de l'une ou de l'autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session, en matière répressive, être renvoyé ou cité directement devant une cour ou un tribunal, ni être arrêté, qu'avec l'autorisation de la Chambre dont il fait partie.
(...)
Cet article, rédigé à l'époque où la Belgique ne comptait que deux Chambres législatives, à savoir la Chambre des Représentants et le Sénat, a été complété par l'article 120, qui prescrit que:
Tout membre d'un Parlement de communauté ou de région bénéficie des immunités prévues aux articles 58 et 59.
C'est précisément le cas de Bernard Wesphael, qui est membre du Parlement wallon.
La détention d'un député wallon n'est donc pas autorisée, sans vote du Parlement wallon, sauf cas de flagrant délit, durant la session parlementaire. La session est la période pendant laquelle une assemblée peut se réunir, à savoir, en pratique, entre sa première réunion après les élections et sa dissolution avant les élections suivantes, puisque, chaque année, la session s’achève la veille du début de la suivante (une session ne doit pas être confondue avec une « séance », qui est la réunion effective, à telle ou telle date, de l’assemblée.
Dans l’esprit du Constituant, l’article 59 vise, au nom de la séparation des pouvoirs, à mettre les élus à l’abri d’arrestations arbitraires ou intempestives ordonnées par le pouvoir judiciaire, voire suggérées à ce dernier par le pouvoir exécutif. Pour les mêmes motifs, ils ne peuvent faire l’objet d’un renvoi ou d’une citation devant une juridiction.
(Source: Frédéric Gosselin, Le parlementaire, son immunité et le flagrant délit)
La question qui se pose ici est donc bien de savoir si nous sommes dans un cas de flagrant délit, seule hypothèse qui autoriserait la privation de liberté du député Wesphael.
Le Code d'instruction criminelle définit comme suit le flagrant délit :
Art.41 : Le délit qui se commet actuellement, ou qui vient de se commettre, est un flagrant délit.
Sera aussi réputé flagrant délit, le cas où [l'inculpé] est poursuivi par la clameur publique, et celui où [l'inculpé] est trouvé saisi d'effets, armes, instruments ou papiers faisant présumer qu'il est auteur ou complice, pourvu que ce soit dans un temps voisin du délit.
Dans cette optique, il n'y a pas de flagrant délit si l'on se fonde seulement sur des présomptions et des indices pour croire qu'un délit pourrait avoir été commis ou pourrait être commis (1).
Or, il n'y a, selon les éléments que nous connaissons du dossier, pas de témoins des faits, ni d'arme retrouvée sur Monsieur Wesphael qui aurait servi au meurtre de son épouse. Tout au plus l'autopsie montrerait-elle qu'elle serait décédée de mort violente.
Me Jean-Philippe Mayence, avocat de Bernard Wesphael, est écœuré par les "procédés scandaleux" des autorités judiciaires de Bruges, qu’il qualifie de "guignol". Il n’avait pas de mots assez durs mardi soir pour qualifier ce qui se passe actuellement à Bruges. Me Mayence estime que le parquet cache des informations, ne dispose pas de rapport toxicologique écrit, mais que néanmoins il prend des décisions aussi graves que le maintien en détention, et pire encore la qualification "d’assassinat", qui suppose une préméditation.
"Or on ne sait toujours pas de quoi elle est morte !", rappelle-t-il. "On ne sait pas ce qu’elle a pu ingérer, ni en quelles quantités, ni a fortiori si un effet de potentialisation avec l’alcool a pu intervenir. En fait personne ne sait rien, il n’y a pas d’écrit, ces procédés sont incroyables et scandaleux sur le plan des droits de la défense, je n’ai jamais vu ça dans toute ma carrière."
Source: RTBF, 5 novembre 2013
L'avis du constitutionnaliste Christian Behrendt Christian Behrendt constitutionnaliste à l'Université de Liège, interrogé par la RTBF, nous dit à ce sujet"Je ne ferai pas partie de ceux qui diraient que le doute n’est pas permis quant à la manière dont M. Wesphael a été privé de liberté. Il faut se rendre compte qu’a priori la notion de 'flagrant délit' suppose que l’on soit pris sur le fait, la main dans le sacs si j’ose dire, mais ici dès le moment où il n’y a aucun témoin direct d’un délit, d’un crime, le doute peut être permis quant à savoir si vous êtes bien dans les conditions d’un flagrant délit au sens de l’article 59 de la Constitution". "Manifestement les instances judiciaires à Bruges et Gand ont dû estimer que l’on se trouvait bien dans ses conditions", poursuit le constitutionnaliste. "Les conseils de M. Wesphael pourront soulever le sujet éventuellement. Des juridictions pourront apprécier cela et vont devoir statuer sur ce point. Nous verrons cela dans les prochains jours. C’est une belle question de droit, elle n’est pas évidente. Les précédents sont tout de même aussi très rares. D’accord il faut aussi tenir compte de la gravité des faits ici, mais évidemment la démocratie a à gagner de bien protéger ses députés pour précisément éviter qu’ils puissent comme ça être écarté de la circulation, le cas échéant à la veille d’un scrutin. C’est une question difficile". Source : RTBF, 2 novembre 2013 L'avis de l'avocat pénaliste Marc Preumont « Et il se fait que le Parquet est très discret et avare d’informations, constate l’avocat pénaliste Marc Preumont. Qui appelle les secours ? Qui est présent au moment du décès ? On ne sait pas ce qui s’est passé. Il est donc difficile d’interpréter quoi que ce soit. Le Parquet et le juge d’instruction ont en tout cas considéré qu’il y avait bien flagrant délit, ce qui veut dire qu’un acte est en train de se commettre ou qu’il vient de se commettre », explique le spécialiste. Est-ce le cas ? Le principal intéressé pourrait-il contredire les circonstances d’un flagrant délit ? «Bien sûr. Et cela peut remettre en question la validité des actes posés. Mais la question est de savoir jusqu’où il irait: réclamer la nullité de certains actes ? De toute la procédure ?» À partir de quand l’inculpé peut-il éventuellement y faire référence ? «Dès ce mardi, lors de sa comparution devant la Chambre du Conseil. La validité du mandat d’arrêt y sera examinée», ajoute Me Preumont. On jugera plus tard de la validité de l’ensemble de la procédure et de la recevabilité des poursuites. Source : Immunité et flagrant délit : l'ombre d'un doute, L'Avenir, 4 novembre 2013. L'avis de l'avocat constitutionnaliste Marc Uyttendaele Sur les ondes de Radio Contact, Marc Uyttendaele a quant à lui affirmé, mercredi, que "l'arrestation de Bernard Wesphael était arbitraire." "Un flagrant délit, c'est quand quelqu'un est pris la main dans le sac, devant des témoins", a encore ajouté le constitutionnaliste, rejoignant ainsi la position du duo d'avocats chargé de la défense de Bernard Wesphael. "Le parlement se doit donc de protéger, non pas l'homme en particulier, mais le fonctionnement de l'assemblée". Source : L'arrestation de Bernard Wesphael "était arbitraire", RTL, 6 novembre 2013 |
De plus, il ne faut pas oublier que l'immunité parlementaire vise, non à protéger la personne du parlementaire, mais bien sa fonction législative. Cette immunité n’est pas destinée à « mettre les parlementaires au-dessus des lois » mais à préserver la séparation des pouvoirs. C’est tellement vrai que, même si le parlementaire concerné souhaitait ou déclarait y renoncer, il ne le pourrait pas et le régime de l’immunité lui resterait obligatoirement applicable.
Précisons d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une véritable immunité, mais d’une suspension de l’action publique pendant la durée de la session parlementaire : lorsque le Parlement n’est pas en session (soit, en pratique, autour de la période électorale), il redevient automatiquement un justiciable comme les autres. Il en va évidemment ainsi, a fortiori, si le parlementaire n’est pas réélu, avec cette spécificité que le Parlement européen prolonge, artificiellement, sa session jusque 15 jours après le scrutin, afin de protéger ses membres entre deux élections.
(Source: Frédéric Gosselin, Le parlementaire, son immunité et le flagrant délit)
Enfin, dans le cas précis d'un élu de la Nation, les bases qui permettraient de justifier la mise sous mandat d'arrêt sont ténues, ainsi que l'explique l'avocat et constitutionnaliste Marc Uyttendaele, déjà cité plus haut: "L’immunité parlementaire n’est pas l’impunité, une instruction a tout de même lieu", dit le constitutionnaliste, qui va même plus loin en dénonçant un certain arbitraire dans le chef de la justice. Il explique que "la détention préventive est généralement pratiquée pour trois raisons : le suspect pourrait faire disparaître des preuves, disparaître lui-même ou récidiver". (Source : Affaire Wesphael: "Il faut garantir la séparation des pouvoirs", RTBF, 10 novembre 2013
J'estime donc que le juge d'instruction qui a ordonné la privation de liberté et l'incarcération du député Bernard Wesphael a interprété la notion de flagrant délit de manière extensive, ce qui, en droit pénal, est abusif, au mépris des principes constitutionnels de base qui protègent le pouvoir législatif.
Le Code pénal sanctionne pourtant les magistrats et policiers qui violeraient, de la sorte, l'immunité parlementaire:
Art. 158. Seront punis d'une amende de deux cents [euros] à deux mille [euros], et pourront être condamnés à l'interdiction du droit de remplir des fonctions, emplois ou offices publics, tous juges, tous officiers du ministère public ou de la police judiciaire, tous autres officiers publics qui, sans les autorisations prescrites, auront provoqué, donne, signé soit un jugement contre un ministre, un sénateur ou un représentant, soit une ordonnance ou un mandat tendant à les poursuivre ou à les faire mettre en accusation, ou qui, sans les mêmes autorisations, auront donné ou signé l'ordre ou le mandat de saisir ou arrêter soit un ministre, soit un sénateur ou un représentant, sauf, quant à ces deux derniers, le cas de flagrant délit.
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De plus en plus, on assiste donc, en Belgique, comme en Europe en général, à une montée en puissance de la magistrature, qui n'hésite plus à s'opposer de plein fouet au pouvoir législatif, dont les membres ont, petit à petit, perdu de leur superbe en devenant, en ce qui concerne les parlementaires de la majorité, des presse-bouton qui avalisent les décisions du pouvoir exécutif.
Pourtant, à la différence des magistrats, les parlementaires bénéficient de la légitimité des urnes: s'ils remplissent un mandat public, c'est parce que la population en a décidé ainsi lors d'un scrutin, et pour une durée limitée, ce qui n'est pas le cas des juges, qui sont nommés à vie, sans aucun contrôle démocratique de leur carrière. Seuls des magistrats peuvent démettre d'autres magistrats.
Il est donc très choquant que des juges puissent priver de liberté un parlementaire et, pire encore, le déchoir de son mandat, surtout pour des raisons ayant traits aux opinions politiques qu'il défend, comme cela a été le cas voici quelques années avec un élu du FN. Comme le souligne à juste titre le constitutionnaliste Christian Behrendt, il est d'autant plus troublant que cette arrestation a lieu à la quasi-veille des élections. De plus, Bernard Wesphael est un adversaire politique direct mais également crédible du gouvernement Di Rupo, qu'il entend dépasser sur sa gauche. A éliminer, donc...
C'est tout le contraire qui prévaut aux États-Unis d'Amérique, où les membres du Congrès ont un pouvoir bien plus grand que les parlementaires européens: la récente crise du Shut-Down vient de le démontrer. De plus, en Amérique, les juges sont élus... les USA, la plus grande démocratie du monde ?
(1) Cass. 22 septembre 1981, Pas., 1982, I, p. 116, Rev. dr. pén. crim., 1983, p. 198, note G. SUETENS-BOURGEOIS, R.W., 1981-1982, col. 1271, note A. VANDEPLAS; Corr. Nivelles, 28 mars 1994, Rev. rég. dr., 1994, p. 248.
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MISE À JOUR AU 1er DÉCEMBRE 2016: L'acquittement, par la cour d'assises du Hainaut, de Bernard Wesphael, éclaire sous un jour nouveau la question qui avait été soulevée au moment de son arrestation et tout au long de son maintien en détention préventive, durant dix mois. On peut ainsi se demander comment il se fait qu'un homme que la magistrature a considéré comme étant coupable, au point de le maintenir près d'un an en prison - on se demande d'ailleurs toujours où était l'absolue nécessité pour la sécurité publique requis pour justifier cet emprisonnement -, soit innocenté par un jury populaire.